Nous croyons tous bien faire… et pourtant…
Le «non-savoir» comme fondement pour l’aidant
La difficulté, pour comprendre les sujets âgés, est qu’ils traversent une période de vie que tous ceux qui s’occupent d’eux n’ont jamais traversée eux-mêmes. Là, plus que dans toutes autres circonstances, les soignants ou accompagnants doivent faire preuve d’humilité et considérer que le «non-savoir» est une base essentielle pour ajuster la qualité de leur aide psychologique.
Naturellement il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut rien savoir, car de nombreuses connaissances tant psychologiques que physiologiques sont essentielles. Il s’agit juste de ne jamais prétendre savoir à la place du sujet âgé, qui a une perception de la vie qui échappe à notre champ d’expérience et pour lequel il est notre ressource principale.
Nous remarquerons que cette notion de «non savoir source de compétence» ne touche pas que ceux qui s’occupent d’aider les sujets de grand âge. J’y ai consacré une publication sur ce site dans laquelle j’explicite à quel point cela touche tous les métiers de communication dans tous les secteurs de vie, mais naturellement tout particulièrement les secteurs s’occupant de l’aide psychologique.
Enchaînement de circonstances
Une femme âgée tombe. Pour lui porter secours les pompiers enfoncent la porte (car la voisine qui a la clé n’est pas là). Ils emmènent la patiente à l’hôpital. Dans la précipitation, ni l’appareil auditif, ni le dentier, ni les lunettes n’ont été emportés. Comme elle n’a pas de blessures graves la dame âgée reste longtemps en attente (des heures) pendant que le service d’urgence s’occupe de patients plus lourds.
La dame ne voit pas, n’entend pas, et parle mal sans son dentier. Elle veut se lever pour uriner, mais ne la comprenant pas, la trouvant agitée, des soignants lui mettent des barrières, puis lui donnent des neuroleptiques pour la calmer. Elle souille donc son lit et ses vêtements. Elle se retrouvera ensuite dans un lit d’hôpital, considérée comme grabataire «démente incontinente», mais sans pathologie particulière. Après plusieurs jours, astasie (ne peut plus tenir la position verticale), dénutrition, escarres sont des affections induites par l’hospitalisation (nosocomiales), venant dégrader quelqu’un qui n’a eu que le tort que de tomber, et de demander de l’aide, alors qu’il n’avait aucune maladie. Nous constatons ici une suite vertigineuse de circonstances qui conduit le sujet valide à une invalidité purement nosocomiale.
Pourtant, si nous regardons l’enchaînement de circonstances, nous remarquons que chacun des intervenants a fait pour le mieux dans le contexte où il se trouvait.
Naturellement, il est facile après coup, de dire que les pompiers auraient dû s’inquiéter de ne pas oublier, lunettes, dentier et appareil auditif ; qu’aux urgences, juste un peu plus d’attention au sujet plutôt qu’ à sa pathologie aurait été salutaire ; que dans le service de médecine, le médecin (non gériatre) aurait dû être plus attentif à l’individu qu’il avait en face de lui qu’aux données purement médicales.
Certes le médecin n’a pas mis en œuvre ce que je décris dans ma publication de avril 2001 «Le non savoir source de compétences» permettant de ne pas passer à côté de l’essentiel. Sans cette capacité à ne pas savoir, chacun ne perçoit que ce qu’il s’attend à voir et est aveugle à tout le reste. Nous avons ainsi des successions de dérives involontaires, mais très pernicieuses.
Conséquences: Grave atteinte à l’intégrité d’un individu. Accroissement considérable et inutile du coût des prises en charges. Occupation longue et injustifiée d’un lit qui aurait pu être disponible pour une autre personne qui en avait plus besoin….
A cela s’ajoutent les innombrables situations «ordinaires» qui chaque jour laminent le sujet sans que personne ne s’en rende compte (parfois pas même lui). Les mini séquences qui vont suivre montrent comment le quotidien est parsemé de dialogues de sourds, volontaires ou involontaires, qui constituent autant de mini violences. Elles sont si fréquentes qu’elles constituent presque une norme. Ces petites violences ordinaires «fréquentes et normalisées» en deviennent invisibles… seules leurs conséquences sont apparentes: des sujets âgés démotivés, éteints, perdant petit à petit les facultés d’élan, de conation (désirs, projets), de réflexion, de dialogue.
Exemples au moment de la toilette
Aide soignante: «Monsieur, je viens faire votre toilette»
1er cas
Sujet âgé: «Laissez-moi tranquille.»
AS: «Ne vous inquiétez pas ça va aller vite» répond-elle pour le «rassurer»!
En fait il s’agit ici d’une ignorance totale de ce qu’il a voulu exprimer.
2e cas
Sujet âgé: «Je ne suis pas sale!»
AS: «mais vous sous sentirez mieux!»
Il s’agit simplement d’une argumentation pour convaincre, sans prise en compte de son propos.
3e cas
Sujet âgé: «Vous n’êtes qu’une vicieuse!»
AS: «Mais il faut bien faire votre toilette!»
Ici la soignante n’entend pas (ou ne veut pas entendre) l’allusion du sujet âgé et se contente de donner une information sur le bien fondé de son soin. Néanmoins nous remarquons qu’ici la soignante est agressée et ce sujet sera abordé plus en détail dans la suite.
4e cas
Sujet âgé: «Non!»
AS: «Que se passe-t-il?» avec un ton un peu excédé (fatigue), l’air de dire «Que se passe-t-il encore!»
Sujet âgé: «J’aime pas ça. Vous savez, je suis pudique!»
AS: «Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude!»
Ici la soignante parle d’elle (j’ai l’habitude) à un patient qui exprimait son ressenti (ça me gêne). C’est donc totalement hors sujet et peut être vécu comme un déni.
5e cas
Sujet âgé: «Ça sert à rien! Vous m’avez déjà lavé hier!»
AS: «Mais il faut se laver tous les jours!»
Ici la soignante se contente de donner une information, sans tenir compte de l’absurdité que représente pour le patient une toilette quotidienne.
Ces exemples sont des situations si anodines que personne ne songe à les considérer comme des violences. Pourtant le fait qu’elles soient innombrables (c’est le principe du «lavage de cerveau») leur donne un poids non négligeable dans le déclin des personnes déjà fragilisées. Les raisons en ont été évoquées dans la première partie de ce document (psychologie du sujet âgé) dont le point majeur est la réduction ou même l’absence des possibilités de compensations. Un sujet jeune est tout autant confronté à de telles mini-agressions (bien sûr, sur d’autres thèmes que la toilette). Mais il peut facilement en compenser l’impact par une quelconque distraction.
Ces attitudes en apparence anodines touchent toutes les activités d’une institution et aussi la vie familiale. Les exemples ne peuvent être exhaustifs (mais donnent une idée de l’ampleur). Nous comprenons cependant plus aisément comment un sujet âgé peut décliner dans un syndrome de glissement, à causes de ces violences anodines, discrètes, souvent involontaires… mais tellement répétitives.
Exemples aux moments des repas
Aide soignante: «Voici votre repas.»
1er cas
Sujet âgé: «Je n’ai pas faim!»
AS: «Mais il faut manger un peu» répond-elle pour l’«encourager»! En fait il s’agit d’une ignorance totale de ce que le sujet âgé tente d’exprimer.
2e cas
Sujet âgé: «Ça sert à rien de manger!»
AS: «Faut pas dire ça. C’est important si vous voulez être en forme quand vos enfants vont venir vous voir!» Répond-elle pour le «stimuler»!
En fait il s’agit d’un total déni de ce que le sujet âgé tentait d’exprimer. Au lieu de le stimuler cela lui montre qu’il est dans un monde où, de toute façon, personne ne l’entendra (pas même les «gentils»).
3e cas
Sujet âgé: «Ça sert à quoi de manger? Vous avez vu comment je suis? Vivement que ça finisse (évoquant l’idée de mourir)!»
AS: «Mais il ne faut pas dire ça! Vos enfants seraient tristes! Ils vous aiment! Mangez au moins un peu pour eux!» répond-elle pour le «motiver»!
En fait il s’agit là encore d’un déni absolu de ce que le sujet âgé tente d’exprimer.
4e cas
Sujet âgé: «Vous appelez ça de la cuisine!»
AS: «Il faut quand même manger ce qu’on vous donne. On ne peut pas faire une cuisine pour chacun. Puis regardez, il y a quand même un bon dessert aujourd’hui!»
Le début est très dur, lui cinglant qu’en collectivité il faut cesser d’avoir des exigences, puis la suite plus douce tente de «rattraper le coup» avec l’attrait pour le dessert. C’est encore un déni absolu, suivi d’une dérobade manipulatrice.
5e cas
Le sujet âgé n’a pas touché à son plateau quand la soignante revient:
AS: «Mais vous n’avez rien mangé!» s’exclame-t-elle avec une «indignation» légèrement réprobatrice. «Si vous continuez à ne rien manger (car ça fait plusieurs fois) on va vous mettre une sonde» menace-t-elle enfin dans l’espoir que le vieux, touché par la peur, va céder. Nous commençons là à toucher des violences plus évidentes.
Exemples dans les soins médicaux
1er cas
Médecin: «Vous allez passer une endoscopie mardi prochain.»
Sujet âgé: «C’est vraiment nécessaire?» avec inquiétude.
Médecin: «oui car il faut vérifier… -explication médicale- …» Le médecin répond donc à la question qui en fait n’était pas une question mais une manifestation d’inquiétude. De ce fait, le médecin, beaucoup plus à l’aise sur l’explication médicale de la nécessité de l’examen que sur la gestion émotionnelle de la situation, se précipite sur l’explication et laisse son patient avec son malaise.
2e cas
Infirmière: «Je viens vous faire votre prise de sang!»
Sujet âgé: «Encore?» avec exaspération.
Infirmière: «Oui car il faut suivre l’évolution du traitement…-explication médicale- …»
Ici aussi, l’infirmière répond à la question qui en fait n’était pas une question mais une manifestation de raz-le-bol. Elle aussi, beaucoup plus à l’aise sur l’explication médicale que sur la gestion émotionnelle de la situation, se précipite sur l’explication et laisse son patient avec son malaise. Celui-ci va subir le soin sans avoir été écouté. Il devra simplement apprendre à se soumettre à l’autorité.
3e cas
Médecin: «Vous allez avoir une intervention abdominale» Le médecin explique l’intervention, sa nécessité et le résultat qui en est attendu.
Sujet âgé: «Oui, mais vous pensez que c’est vraiment utile de m’opérer?» avec lassitude et peur.
Médecin: «Je vais vous expliquer… -nouvelle explication médicale- …»
Même dans le cas où le médecin reprend calmement et patiemment son explication, il ne répond pas à la demande du sujet âgé. Qu’est-ce que le patient veut dire quand il exprime «Oui, mais vous pensez que c’est vraiment utile de m’opérer?»? Il attend qu’on l’aide à dire ses peurs, ses souvenirs médicaux, ses espoirs, la façon dont la vie lui semble précieuse ou insupportable…
En fait pour savoir ce qu’il cherche à dire, il faudrait tout simplement… le lui demander! Des reformulations comme «Vous pensez que ce n’est peut-être pas si nécessaire?» «Qu’est-ce qui vous fait douter de l’utilité de l’intervention?»… «Que voulez vous me dire?»… seraient une aide plus pertinente pour le sujet âgé.
4e cas
Le sujet âgé: «Dites docteur, vous savez, je ne vois plus très bien, je distingue mal, même le paysage par la fenêtre…. moi qui aime tellement les fleurs…vous savez j’avais un si beau jardin, je ne vois même plus celui-là (désignant le parc par la fenêtre)»
Médecin: «Avec l’âge, c’est normal que votre vue baisse. Vous allez tout de même consulter l’ophtalmo.»
Le médecin énonce une évidence sur l’âge et donne une solution. Il ne relève pas ce que le sujet âgé dit de son vécu à propos de sa vieillesse, de sa vue déclinante et de sa nostalgie sur son jardin.
5e cas
Infirmière: «Je viens changer votre pansement.»
Sujet âgé: «Vous allez encore me faire mal!» avec exaspération.
Infirmière: «Mais non. Ce n’est rien. Faut bien changer votre pansement! Je vais faire attention» L’infirmière pensant rassurer le patient ne fait que nier son inquiétude et lui couper tout moyen d’expression.
Source: site de Thierry Tournebise, psychothérapeute.